16 décembre 2019

Du bonheur au travail à  la liberté de travailler

Nombreux sont ceux, dirigeants et consultants, qui décrient cette injonction du bonheur au travail comme le saint graal de l’entreprise contemporaine. Et j’en fais partie. Néanmoins, je reste convaincue que les organisations doivent bouger un certain nombre de lignes dans leurs modèles intrinsèques pour que les collaborateurs disposent de toutes les conditions nécessaires à  faire un travail de qualité. Car là  est bien la mission première de l’entreprise. Alors sans vouloir faire de la philosophie de comptoir, mais plutôt ouvrir une discussion élargie sur l’enjeu de la marque employeur j’ai eu envie d’aller questionner une deuxième notion philosophique, la question de la liberté.

Commençons par regarder les définitions de quelques philosophes sur le bonheur.

D’après Leibniz : “Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance, o๠il n’y aurait plus rien à  désirer; mais dans un progrès perpétuel à  de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections”

Cette vision du bonheur correspond bien à  ce qu’un collaborateur peut attendre de l’entreprise ; être challengé, être acteur d’un projet collectif et pouvoir y trouver de nouvelles sources de satisfaction.

D’après Kant : “Le bonheur est la satisfaction de toutes nos inclinations”, “Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, est ce qu’on nomme le bonheur”

D’après Hegel “Le bonheur n’est pas un plaisir singulier, mais un état durable, d’une part un plaisir affectif, d’autre part aussi des circonstances et des moyens qui permettent, à  volonté, de provoquer du plaisir”

Là  ça commence à  se compliquer car l’entreprise ne peut pas satisfaire à  elle seule, et de manière durable, toutes les inclinations d’un individu. C’est beaucoup de responsabilité lui confier. Les adeptes du bonheur au travail ne disent pas que c’est à  l’entreprise d’être le garant unique de ce bonheur. Mais le collaborateur qui ne trouve pas sources de satisfaction ailleurs, dans ses sphères sociale et familiale, peut, quant à  lui, tout attendre de son employeur.

D’après Schopenhauer : “Le bonheur positif et parfait est impossible ; il faut seulement s’attendre à  un état comparativement moins douloureux”

Et d’après Nietzsche : “Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est en voie d’être surmontée”

Il est ici pensé que la question du bonheur renvoie à  une quête, une douleur à  atténuer, un nouveau combat à  gagner. Or ce n’est pas l’image que je dessine de l’entreprise o๠il fait bon travailler.

Alors je suis allée regarder du côté de la liberté.

Lisons un peu :

« Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à  ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend d’autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à  agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en prendras à  personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ; nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre ». Epictète

La liberté d’agir serait-elle responsabilisante et créative ? Or nos entreprises attendent des collaborateurs responsables et créatifs–¦

« Le champ o๠la liberté a toujours été connu, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. [–¦] En dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. [–¦] [L]e cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait démontrable et la politique coà¯ncident et son relatives l’une à  l’autre comme deux côtés d’une même chose. » Hannah Arendt

La liberté intérieure dépend de la liberté extérieure. Les conditions de liberté proposées par l’entreprise détermineraient la liberté intérieure de chacun. Mais concernant la liberté intérieure, il est aussi intéressant de remarquer que l’homme ne désire pas vraiment cette liberté. La liberté de penser par soi-même est un fardeau qui fait peser une lourde responsabilité sur nos épaules, et il est bien plus facile de fuir cette liberté en pensant comme tout le monde et en se réfugiant dans l’idéologie du moment. Ainsi selon Kant, paresse et lâcheté sont les causes de notre persistante aliénation mentale.

A la lecture de ces quelques pensées, tout l’enjeu de nos organisations n’est-il pas de créer les conditions pour que cette liberté intérieure soit légère à  porter et source d’idées neuves ? L’entreprise peut-elle accepter l’émergence et la confrontation de ces idées neuves. L’entreprise peut-elle faire émerger de ce chaos apparent les grandes innovations espérées ?

J’aime à  penser que la notion de liberté dans l’entreprise est plus forte que la notion du bonheur. La première pouvant contribuer à  la seconde.

Mais comme disait Paul Valery LIBERTÉ : « c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre ». –¦

Avec cet article, j’ouvre une ouverture à  débats et à  échanges. J’accueille avec plaisir vos commentaires.

Pour conclure je donnerai la définition de Thomas Hobbes sur la liberté.

Le mot LIBERTÉ désigne proprement l’absence d’opposition (par opposition, j’entends les obstacles au extérieurs au mouvement), et peut être appliqué aux créatures sans raison ou inanimées aussi bien qu’aux créatures raisonnables. Si en effet une chose quelconque est liée ou entourée de manière à  ne pas pouvoir se mouvoir, sauf dans un espace déterminé, délimité par l’opposition d’un corps extérieur, on dit que cette chose n’a pas la liberté d’aller plus loin. C’est ainsi qu’on a coutume de dire des créatures vivantes, lorsqu’elles sont emprisonnées ou retenues par des murs ou des chaînes, ou de l’eau lorsqu’elle est contenue par des rives ou par un récipient, faute de quoi elle se répandrait dans un espace plus grand, que ces choses n’ont pas la liberté de se mouvoir de la manière dont elles le feraient en l’absence d’obstacles extérieurs. Cependant, quand l’obstacle au mouvement réside dans la constitution de la chose en elle-même, on a coutume de dire qu’il lui manque, non pas la liberté, mais le pouvoir de se mouvoir ; c’est le cas lorsqu’une pierre gît immobile ou qu’un homme est cloué au lit par la maladie.

D’après le sens propre (et généralement admis) du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent de faire, n’est pas empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire ».

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